Je m’appelle Victor Viel, j’ai 23 ans, et depuis juillet 2016, je travaille auprès de Thoo Mweh Khee Learning Center (TMK), une école pour migrants installée en Thaïlande, à 5km de la frontière birmane. La structure assiste des jeunes issus de l’ethnie Karen, persécutée par la junte militaire en Birmanie, et dont de nombreux membres sont venu se réfugier en Thaïlande depuis les années 80.

Les Karen sont un peuple indigène de la région frontalière entre la Thaïlande et la Birmanie, et représentent un des nombreux groupes ethniques de la Birmanie. Sur une population globale d’environ 9 millions d’individus,  dont 7 millions vivent en Birmanie et un million en Thaïlande, l’essentiel des membres de cette ethnie vivent au sein de l’Etat Karen, une des subdivisions administratives et ethniques du pays héritées de l’empire colonial britannique. Il y a plus d’une centaine de groupes ethniques en Birmanie dont la plupart, à l’image des Karen, possèdent leur propre langue, leur propre culture, sont profondément attachés à leur territoire, et ont été persécutés par la junte militaire birmane. Les Karen constituent le troisième groupe ethnique du pays en termes de population, après les Birmans et les Shans. L’Etat Karen est un territoire montagneux recouvert de forêts, dont le relief sert aussi de frontière naturelle avec la Thaïlande.
Avant la colonisation britannique, chaque groupe ethnique vivait indépendamment des autres, le peuple Karen conservant même son indépendance et sa culture face à la vaste ethnie Birmane voisine malgré des affrontements fréquents. Ce fut à partir du moment où les britanniques ont colonisé la région actuellement connue comme Myanmar en 1886, que les diverses ethnies furent regroupées au sein d’un même pays que les colonisateurs ont baptisé à partir de l’ethnie dominante : la Birmanie. Tout au long de l’occupation britannique, les tensions entre Karen et Birmans se sont intensifiées, et d’autant plus au cours de la Seconde Guerre Mondiale, où les Birmans se sont alliés aux Japonais dès que ceux-ci ont envahi le pays, tandis que les Karen ont combattu aux côtés des Britanniques. Pendant la guerre, les Japonais ont perpétré de nombreuses atrocités contre les Karen et les autres ethnies qui soutenaient les Alliés. Quand les Britanniques ont négocié l’indépendance du pays à l’issue de la guerre, le peuple Karen a plaidé pour la création d’un Etat Karen indépendant, comme promis par la couronne britannique au moment des affrontements avec l’armée japonaise. Toutefois, leurs requêtes n’ont pas été accordées quand le pays est devenu indépendant en 1948, et le territoire Karen est resté constitutif de la Birmanie.
Pendant une brève période après l’indépendance, les Karen et Birmans ont tenté de vivre en paix. Mais dès l’automne 1948, les jeux de pouvoirs entre leaders Birmans et les autres ethnies ont vu éclater des tensions interethniques. Un grand nombre d’ethnies se sont vues accorder des droits inégaux à ceux des Birmans. Des protestations se sont élevées au sein de l’Etat Karen, et ont alors été réprimées dans le sang, des milices armées effectuant des raids dans les villages. En janvier 1949, les leaders Karen ont appelé leur peuple à prendre les armes et à se défendre eux-mêmes. Ce fut le début de la guerre civile en Birmanie, entre forces Karen et Birmanes. Avec 68 ans d’affrontements et de violences, il s’agit aujourd’hui du conflit armé toujours en cours le plus ancien au monde.

La situation des populations Karen, de même que de nombreuses ethnies rurales en Birmanie, s’est considérablement empirée à partir de 1962, quand une junte militaire s’est installée au pouvoir suite à un coup d’état. La taille de l’armée birmane a été étendue à 400 000 soldats. Dans l’Etat Karen, la junte a implémenté la “Four Cuts Campaign”, établissant alors des ‘free-fire zones’ où l’armée birmane était autorisée à s’approprier les ressources vitales des populations civiles Karen. Quand les militaires s’emparaient d’un territoire, les populations locales étaient obligées de fuir, ou alors elles étaient utilisées pour du travail forcé ou comme bouclier pour détecter les mines. Ces campagnes étaient régulières, et ont été étendues et intensifiées en 1984, ce qui a alors provoqué un exode massif de populations civiles vers la Thaïlande. Depuis cet épisode et jusque dans les années 2000, toujours plus de civils, dont un grand nombre d’enfants, ont traversé la frontière thaïlandaise en quête de sécurité.

Thoo Mweh Khee (prononcer ‘Thou Mwé Kii’) est installée au sein d’un petit village communautaire dont les habitants vivent du métier de tisserand, fabriquant notamment des habits traditionnels Karen, ou alors ont ouvert des épiceries. La communauté s’est construite à partir de 1989 autour d’une église baptiste par des Karen ayant fui la Birmanie, et avec l’aide d’un consortium de propriétaires terriens thaïlandais. Le leader de cette communauté est le Pasteur Peacefully, qui est arrivé en Thaïlande à l’âge de 11 ans avec sa famille quand son village a été détruit par l’armée birmane le jour de Noël 1989. Il a été nommé Pasteur de la Bethel Karen Baptist Church en 2006 et a œuvré depuis pour le développement d’une école au sein de la communauté, qui est passée en 10 ans d’une classe de 30 élèves à une structure accueillant plus de 600 étudiants.
Thoo Mweh Khee School (TMKS) et Senior College (TMKSC) sont situés à 50 kilomètres de la ville frontalière de Mae Sot et à 5 kilomètres des montagnes de l’Etat Karen, de l’autre côté de la frontière, et constituent ensembles Thoo Mweh Khee Learning Center (TMK). Ce centre d’apprentissage pour migrants a démarré modestement en 2001 à partir d’une classe K-1 (école primaire), dans la maison du Pasteur. TMKS a été officiellement établie en 2002 afin de pourvoir aux besoins d’enfants et réfugiés de Birmanie, avec la création d’un nouveau niveau d’étude chaque année. A la rentrée 2016, un nouveau niveau d’étude a été ajouté, avec la création d’une école maternelle. Thoo Mweh Khee signifie « à la source de la rivière Thoo Mweh », l’emplacement où est bâtie l’école et où s’est construite la communauté. A la rentrée académique 2016-2017, plus de 600 étudiants sont inscrits à TMK, dont 350 vivent sur le campus dans des dortoirs scolaires. Il y a un corps de 40 enseignants de nationalité Karen et Thaï, ainsi que quelques volontaires étrangers. Le but de l’école est d’éduquer une nouvelle génération de leaders communautaires, qui pourront un jour retourner en Birmanie et aider à reconstruire leur Etat.

Thoo Mweh Khee Senior College (TMKSC) a démarré en 2009 afin d’offrir un enseignement supérieur aux étudiants ayant été diplômé du lycée (Grade 10). Etant donné que les migrants Karen n’ont pas de papiers thaïlandais, et ne parlent pour la plupart que S’ghaw Karen et/ou Birman, l’objectif de TMKSC est de délivrer une éducation de haut niveau, en langue anglaise, leur garantissant pour la suite l’obtention d’un emploi et/ou l’accès à des universités ou écoles spécialisées ailleurs en Thaïlande ou en Asie. C’est au sein de TMKSC que je travaille depuis cinq mois.
Le principal certificat délivré par TMKSC est le diplôme en Language and Community Development (LCD), obtenu après un cursus de 2 ans. Les cours se concentrent autour de quatre langues : Anglais, Karen, Birman et Thaïlandais. Les jeunes étudient de nombreux sujets, qui incluent Community Development, Leadership, Teaching, Economics, Health, et Critical Thinking. Ce diplôme offre aux étudiants des connaissances et des compétences pratiques pour aider leur communauté sur des projets de développement, d’éducation, de santé, d’entreprise et de traduction, qui manquent considérablement au sein de l’Etat Karen et des communautés Karen de Thaïlande. Tous ces sujets ont pour objectif de donner aux étudiants les outils nécessaires pour qu’ils retournent dans leurs villages ruraux et aident à améliorer la vie de leur peuple.

Travailler à Thoo Mweh Khee implique de vivre en permanence avec les étudiants Karen et les autres professeurs volontaires. Ainsi, les conditions de travail pour les enseignants étrangers à TMK sont les mêmes que celles des étudiants et professeurs Karen. Le campus de Thoo Mweh Khee ressemble à un petit village aux maisons faites de bois, de bambou et de tôles, disposées aléatoirement au milieu d’un terrain boisé. Seules quelques constructions avec un rez-de-chaussée en béton et un étage en bois solide se dégagent : il s’agit des bâtiments dans lesquels sont dispensés les cours.
Vivre parmi les Karen implique aussi de devoir s’adapter à leur culture. Une des particularités étonnantes de ce peuple est leur habitude de se moquer en permanence de tout le monde, de faire des plaisanteries sur des choses pour lesquelles des occidentaux sont habituellement réservés, tels que le physique ou la famille. Tous les Karen charrient les personnes avec qui ils discutent, peu importe leur statut, et le meilleur moyen de s’intégrer à leur communauté et de se moquer d’eux en retour. Les Karen ont d’ailleurs une culture de l’hospitalité particulièrement ouverte et généreuse ; beaucoup de personnes vivants à TMK sont relativement pauvres, mais invitent néanmoins quiconque passant près de leur maison ou dortoir à partager leur repas. De même, n’importe qui peut s’inviter à un anniversaire où un mariage Karen, même sans connaître les personnes concernées.
Le rapport élève/enseignant est aussi très différent de celui que je connaissais jusqu’à maintenant en Occident. Si les élèves Karen sont extrêmement respectueux des personnes leur offrant une éducation, il n’est néanmoins pas rare que les étudiants se moquent gentiment des enseignants et blaguent avec eux, ce qui est un moyen pour eux de créer une connexion bien différente de celle qui peut exister entre un élève français et son professeur. Par ailleurs, l’éducation est extrêmement valorisée par la culture Karen. Après des décennies d’oppression et l’expérience de la guerre civile où la junte militaire birmane cherchait à tout prix à empêcher les Karen d’accéder à l’éducation en brulant les écoles, les jeunes ont conscience de l’importance de la connaissance et de l’enseignement. Ainsi, la grande majorité des étudiants travaillent très dur, particulièrement pour apprendre l’anglais, une langue très différente du langage S’ghaw Karen qui ne possède quasiment pas de règles de grammaire.

Travailler auprès des Karen a été pour moi un bonheur permanent au cours de ces derniers mois. Les jeunes étudiant à TMK ont quasiment tous connu l’expérience de la guerre civile et des exactions de l’armée birmane ; beaucoup d’entre eux ont perdu un ou plusieurs membres de leur famille à cause des violences ou à cause des maladies qui ont accompagné leur exil. Ainsi, Thoo Mweh Khee représente réellement pour eux un refuge où, malgré l’éloignement de leur famille, ils parviennent à trouver un certain réconfort à être constamment entourés de leurs amis et de personnes qui prennent soin d’eux, de même qu’un sentiment de sécurité qu’ils n’ont que très peu connu au cours de leur vie. Ici, à TMK, loin de toute violence, ils cherchent à oublier leurs craintes et à retrouver la vie sociale et les préoccupations d’adolescents et de jeunes de leur âge, qu’ils n’ont pas pu expérimenter à cause de la guerre. Evoluant au sein de cette communauté motivée par l’optimisme et l’espoir, poussée par une culture rejetant le conflit et promouvant la solidarité et l’hospitalité, j’ai ressenti durant ces trois derniers mois une sensation de bien-être continu qui m’était jusqu’alors inconcevable.

Victor Viel.

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